Lorsque l’aube revint sur le ciel psychiquement nettoyé, l’averse dorée était terminée, les gaz magiques dispersés, absorbés et désormais invisibles. Le magicien avait aussi disparu : il était allé se coucher pour se lamenter d’un air on ne pouvait plus boudeur.
Bien au-delà du village, dans une avancée de collines, les villageois s’étaient abrités dans des cavernes et des crevasses... et avaient ainsi manqué la totalité du flot miraculeux de rayons cométaires.
Sur le toit oriental du manoir, un homme était assis, qui jouait avec un rat couleur fauve, le laissait courir en tous sens sur son corps et lui caressait de temps à autre le dos et les oreilles. Homme et rat semblaient tout à fait heureux de cette occupation.
L’homme était puissamment charpenté et apparemment très robuste. Sa peau était claire, propre et donnait l’impression d’être faite de bronze. Ses yeux étaient grands, attentifs, pleins de compassion. Au repos, son visage était curieusement attirant, presque beau, bien que ce ne fût que la beauté de la paix et de la quiétude.
Le ciel n’était pas seul à avoir été inondé. Cet homme n’était autre que le serviteur du magicien. Il est probable que s’il eût soupçonné ce que la comète allait faire de lui, lui aussi se fût enfui. Elle lui avait ôté les écailles de crasse que portaient son corps comme son esprit. Physiquement et spirituellement, elle l’avait relevé et avait lavé son ego de toute ignorance. Comme s’il était une commode, le moindre de ses tiroirs avait été brutalement ouvert, épousseté et rempli d’objets de valeur. Jamais plus il ne jouerait de vilains tours, ne brutaliserait ni ne violerait. Les désirs de sa chair seraient sains et rares seraient celles qui se refuseraient à lui. Par sa gentillesse et sa compréhension, désormais, cet homme gagnerait l’amour d’autrui.
Voilà donc ce qui était arrivé au serviteur sous l’averse de rayons.
Et qu’était-il donc arrivé à l’innocente qui avait enlacé la machine et par là même la source de pouvoir ?
À l’autre bout du toit oriental, une apparition dansait lentement avec ses ombres. Une jeune fille à l’allure de fée, propre et blanche comme une fleur, les cheveux dorés comme la vapeur du soleil, comme la chevelure de la comète elle-même. Ses mouvements étaient infantiles et pourtant gracieux. Elle regardait son ombre en dansant, ses propres bras, ses mains et ses pieds, emplie de plaisir et d’étonnement.
Finalement, elle se dirigea en dansant vers le serviteur du magicien et sourit au rat installé à cet instant sur son genou.
— Il ne faut pas que tu te fatigues, dit le domestique. Comprends-tu que tu attends un enfant et que j’en suis le père ?
— Oh, oui, dit la jeune fille. C’est vraiment magnifique.
— Cela aurait pu être encore plus magnifique si je n’avais abusé de toi. J’en suis navré. Mais je vais prendre soin de toi, dorénavant.
— Inutile. Je crois que j’aurais pu mettre au monde un monstre ou une créature déformée, mais même mes entrailles ont reçu ce grand feu du ciel. En moi se trouve maintenant quelque chose d’extrêmement beau.
Elle s’assit alors auprès du serviteur et lui prit la main. Elle avait elle-même tout d’une enfant, mais une enfant intelligente et confiante, aux pensées qui allaient bien au-delà de son âge réel.
— J’étais une créature sans raison et presque sans âme, mais j’ai été transformée. Je soupçonne que je puis encore changer, mais pas encore. En attendant, vivrons-nous ici ? Jusqu’à la naissance du bébé ? Je suis impatiente de la voir, car elle sera exceptionnelle. Commencée par ton corps et le mien, mais formée à la lumière d’une étoile.
— Que tes cheveux sont beaux, dit le serviteur. Ils ont la senteur du tilleul et de la cannelle. Quel est ton nom ?
— Je n’en ai jamais eu.
— Je t’appellerai Feu-du-Soleil, à cause de tes cheveux tels qu’ils sont devenus.
Le rat couleur fauve vit qu’on ne s’intéressait plus à lui et courut rejoindre sa famille. Ayant été exposé aux rayons de la comète, il comprenait désormais une partie du langage des hommes. Il se vanta à ses femmes :
— Deux humains d’une beauté exceptionnelle m’ont caressé. L’homme m’a dit qu’il m’appellerait Feu-du-Soleil à cause de mon pelage.
— Oh, et ooh, firent ses femmes, qui lui léchèrent les moustaches avec tact pour lui montrer qu’elles croyaient la moindre de ses paroles.
Plus tard, lorsque le jour faiblit, ils remontèrent rendre visite au magicien et mangèrent le souper qui était apparu pour lui, comme d’habitude, par enchantement, et que ses nausées l’empêchaient de manger. Ils furent heureux de lui rendre ce service, finirent par renverser la cruche de vin et se mirent à chanter de bruyantes chansons de rats remontant à l’époque où leur race dominait le monde.
Le magicien, cependant, était retourné sur le toit.
Tandis que les espaces libres du crépuscule laissaient la place aux ailes de la nuit qui se refermaient, il observa le couple qui bavardait doucement et bizarrement en arpentant la colline.
— C’est bien ce que je pensais, marmotta le mage en voyant son serviteur courtois et galant qui cueillait un fruit sur un arbre et le donnait à la jeune fille. Mon désespoir me confond ! ajouta le mage en contemplant la vague luminosité immobile qui semblait émaner de la peau et de la chevelure éclatante de la fille.
Il s’appuya sur le rebord du toit et lança à son domestique :
— Je vais retourner en ville. Veux-tu m’accompagner ?
— Cher maître, dit le serviteur, si je puis t’aider, je viendrai volontiers. Mais je te demanderai alors la permission de revenir rejoindre ma femme.
Cela fut prononcé sur un ton si doux, avec un désir si évident de l’obliger, que le mage en fut empli de fureur.
Il se retourna et donna dans la machine magique un coup de pied sonore, puis repartit à grands pas pour ses appartements. Là, il invoqua une sorte d’appareil volant, emballa ses livres et ses instruments et évacua rapidement les lieux.
Les amants ne virent point son départ. Ils étaient entrelacés pour la première fois avec amour parmi les longues herbes de la colline.
Lorsque les villageois revinrent des cavernes en poussant devant eux leur bétail bêlant, ils découvrirent que les terres avaient quelque peu changé. Et, avec le passage des jours, des semaines et des mois, des modifications plus profondes se produisirent encore. Les hommes craignent tout changement ; cela fait partie de leur instinct de préservation et de défense. Mais, comme ces changements étaient bienfaisants, charmants ou gracieux, leur peur fondit peu à peu.
Dans toute la région où les radiations de la comète s’étaient dispersées, il ne se trouvait pas une plante ou un arbre mort qui n’eût arboré des feuilles ou des fleurs, pas un lieu bréhaigne qui n’eût commencé à se couvrir de pousses neuves. Les fruits avaient mûri avant la saison et, lorsqu’ils tombaient ou étaient cueillis, d’autres mûrissaient et s’ouvraient à leur place. Une moisson abondante envahit la terre et, comme un épi était fauché, un autre commençait à repousser, et ainsi de suite. Trois, quatre ou cinq fois la production habituelle du sol furent ainsi obtenues, et cela sur plusieurs décennies.
Il était une mine ancienne, depuis longtemps vidée de tous ses minéraux. Cinq mois après la dispersion de la comète, les premières traces de cuivre et d’or y furent découvertes.
Des roses bleues, ces fleurs précieuses de la première terre, se mirent à s’épanouir sous les haies, à côté des fossés. Des orchidées émergèrent des fentes dans les murs.
Les félins sauvages n’attaquaient plus les troupeaux. Les renards ne se nourrissaient plus de poulets. Ici et là, des animaux se mettaient à parler (bien que la substance de leur conversation fût en général dénuée de toute conscience).
Et, avec le passage du temps, des arbres inconnus sortirent du sol, aux feuilles dorées et aux parfums entêtants. L’on découvrit dans les cours d’eau des poissons aux écailles dorées, dont la chair n’était pas comestible... mais, lorsqu’ils mouraient, ils se solidifiaient en métal pur et leurs yeux étaient des saphirs.
Une source jaillit de la roche au-dessus de l’étang où poussaient les roseaux. La chute d’eau produisait une musique dont les notes ressemblaient à celles d’une harpe.
Les villageois se disaient :
— Si autant d’excellence naît de ces lieux du fait de la lumière dans le ciel, elle n’était donc sûrement pas maléfique.
Une femme déclara :
— Si seulement nous ne nous étions pas enfuis. Si seulement nous avions attendu le bien et non le mal.
— Si seulement nous avions reçu cette flamme céleste, nous aurions aussi fleuri comme nos terres.
Ils avaient remarqué de surcroît que l’idiote avait enfin disparu. Le ciel avait ôté la malédiction. Le ciel avait envoyé la lumière. Ils bénissaient les dieux.
À peine remarquée, totalement méconnue, Feu-du-Soleil habitait près de la cascade musicale en compagnie de son mari. Leur maison était une cabane de boue et de branchages dont le jardin était le monde extérieur.
Ils passaient joyeusement leurs jours et leurs nuits dans ce jardin. Des animaux accouraient pour jouer avec eux. Des aliments jaillissaient du sol et des arbres pour les nourrir. L’eau chantait et l’homme apprit à chanter grâce à elle et fit des chansons par lui-même. Et Feu-du-Soleil coupait les roseaux pour les tresser en formes fantastiques : des barques délicates, des cages à oiseaux fragiles, des figurines élancées, et elle laissait tout cela au bord de l’étang. Les femmes qui venaient s’y baigner ramassaient ces jouets, s’émerveillaient de la complexité de leur conception et les emportaient chez elles. Elles laissaient en échange des pièces, des cruches de miel et des objets de ménage.
Chaque matin, Feu-du-Soleil embrassait l’homme endormi allongé à son côté. Lorsqu’elle tissait les roseaux, elle parlait doucement à l’enfant dans son sein.
— Mon amour, je ne serai jamais aussi proche de toi que maintenant.
Et la nuit, parfois, Feu-du-Soleil marchait seule autour de l’étang. Elle plongeait son regard dans les yeux des étoiles. L’homme venait alors lui demander :
— Es-tu dans le désarroi ?
— Non, il n’est et ne sera en moi nul désarroi.
Mais son âme et son esprit étaient au loin, très loin, s’envolaient dans l’éther comme deux plumes attachées ensemble par un fil soyeux.
— Je pense, dit-il, que tu ne seras pas toujours auprès de moi. Déjà, tu voyages vers un autre lieu.
Elle l’enlaçait alors et sa chevelure et sa peau luisaient dans les ténèbres. Les phalènes voletaient jusqu’à elle comme si elle était une lampe et les guêpes nocturnes qui rendaient visite aux fleurs aquatiques pour leur prendre leur nectar se perchaient sur le bout de ses doigts. Elle grossit du fait de l’enfant, mais de manière nette et agréable.
— Que je suis impatiente de pouvoir te contempler, disait-elle à l’enfant du viol et de l’horreur, qui était devenu l’enfant de l’innocence et de la flamme éthérée.
Un jour, alors que l’homme avait quitté leur demeure pour cueillir des gourdes sauvages, Feu-du-Soleil fut prise de douleurs. Dans son innocence, la jeune fille n’éprouva aucune peur. Les douleurs avaient quelque chose de parfait, qui l’encourageait, et elle avait la capacité de les supporter. Elle en connaissait d’ailleurs l’origine et son inconfort se mêlait d’impatience. Très bientôt, la visiteuse qu’elle attendait serait devant elle. Elle se préparait dans la simplicité de ses instincts animaux. La lumière l’avait rendue forte. Son travail fut bref.
Une heure et quelque après midi, lorsque l’homme franchit le rideau d’arbrisseaux qui surmontaient la cascade, il entendit un bébé pleurer, laissa tomber les gourdes qu’il avait cueillies et se précipita vers la cabane.
Lorsqu’il atteignit la maison, tout était en ordre, et Feu-du-Soleil était assise avec son enfant qui ne pleurait plus mais buvait à son sein.
Lorsque l’enfant s’endormit, ils la contemplèrent. Le nouveau-né était pâle comme un lys et, sur son petit crâne, fins comme une brume matinale, fleurissaient des cheveux de lys les plus pâles qui fussent.
Elle avait trois parents : un homme, une femme et une comète. Pourtant, chez elle, l’éclat du soleil était devenu la lueur de la lune. Elle ne luisait point dans la nuit comme sa mère. Seule luisait la beauté du bébé. Elle serra les poings autour des doigts de la femme et de l’homme. Une goutte tomba du sein de Feu-du-Soleil jusqu’au sol et rayonna un instant comme une perle laiteuse avant que la terre la bût avec plaisir. Plus tard, une fleur poussa à cet endroit.
— Soveh, roucoula la femme.
Soveh était le nom qu’elle avait choisi pour son bébé. L’homme ne discuta point, car Soveh signifiait flamme.
Dans les ténèbres du coin de l’habitation, l’homme était caché et des larmes lui coulèrent sur le visage, car il savait que sa femme ne tarderait pas à le quitter et il savait que l’enfant n’était pas destinée à rester avec lui ; il savait aussi qu’il avait la capacité d’éprouver des sentiments et qu’il devait être doucement et tristement puni pour sa méchanceté précédente.
Pendant près d’un an, parents et enfant vécurent ensemble. Feu-du-Soleil faisait avec les roseaux des jouets pour son bébé. L’homme fabriqua un berceau avec les branchages. Parfois, ils riaient et chantaient, et parfois ils restaient silencieux. Parfois, l’homme et la femme faisaient l’amour et l’enfant les regardait avec tendresse.
Mais souvent, au sein de la nuit, l’homme qui avait été le serviteur du magicien se réveillait seul auprès de l’enfant. Il allait à l’entrée de la cabane et apercevait une flamme de chandelle qui glissait le long de la rive de l’étang et une seconde flamme qui se reflétait dans l’eau. Au début, il crut qu’il s’agissait d’un feu follet ou de phosphore, mais, comme la flamme se déplaçait, il se rendit compte que ce n’était point une créature élémentaire, mais Feu-du-Soleil, sa femme.
Vint alors une nuit, alors que l’année touchait à sa fin, où il observa Feu-du-Soleil qui marchait près de l’eau, poupée de verre doré, éclairée de l’intérieur par un charbon argenté.
Elle finit par le rejoindre, pleine de regret et de joie, l’air étrangement et inévitablement lointaine.
— Tu vas donc partir, dit-il.
Il ne lui laissa point voir sa tristesse pour ne pas gâcher son départ.
— Il doit en être ainsi. Je ne crois pas que je conserverai longtemps cette forme. Si la période où j’ai été femme en ayant conscience fut brève, quelle douceur n’ai-je point partagée avec toi et notre fille ? Je suis désolée de te quitter mais je ne dois point l’être, car telle est ma destinée. Le feu du ciel qui m’a donné la vie me rappelle désormais.
— N’as-tu aucune crainte ? chuchota-t-il, car il distinguait ses os à travers la peau, semblables à des tiges de cristal, et des constellations brûlantes s’étaient développées dans ses yeux.
— Un enfant n’a point peur de grandir, ni un fleuve de retourner à l’océan.
Ils entrèrent ensemble dans la cabane et considérèrent le bébé qui avait reçu le nom de Soveh.
— Je suppose, dit Feu-du-Soleil, que notre enfant ne pourra vivre comme les autres enfants, et que son avenir ne pourra être banal. Il te faudra guetter les présages. Les événements te montreront ce que tu dois lui octroyer.
— Ne pourrai-je donc la garder ?
— Pas davantage que la lumière de la lune dans une cage.
Il ne put rester coi à ces paroles.
— Lorsque je serai seul, je mourrai.
— Garde-toi en vie et apprends, lui dit-elle.
Au matin, elle avait disparu.
L’on dit que des bergers sur les collines voisines aperçurent une femme qui marchait sur les coteaux et que l’un d’eux s’exclama qu’elle était vêtue d’or, et un autre que ses vêtements étaient éclairés. Mais un troisième déclara que, comme le soleil franchissait le seuil de la terre, une étoile topaze s’envola comme un oiseau et traversa le ciel en tournoyant pour aller à la rencontre de l’aube. Il était à ce point brillant, cet oiseau stellaire, qu’il eut de la peine à le regarder, et pourtant, selon lui, il avait la forme d’une jeune fille de métal fondu, bien qu’elle fût dotée d’ailes comme une colombe...
Il y avait une femme au village, l’épouse du coupeur de roseaux. Un peu plus de deux ans auparavant, elle était allée se baigner et couper elle-même des roseaux à l’étang. Là, le serviteur hideux du mage lui avait sauté dessus et elle l’avait poignardé à la cuisse. Bientôt, alors qu’elle préparait le souper de son mari, l’oiseau messager du magicien était venu la morigéner, son mari s’était interposé entre elle et le messager et il avait envoyé des répliques sévères au magicien. Lorsque l’oiseau s’était humblement retiré, la femme s’était approchée de son mari et l’avait enlacé.
— Que tu es brave et malin ! l’avait-elle loué.
Ils avaient alors laissé brûler le souper et s’étaient couchés. Lorsque la comète était apparue au-dessus du village, ils s’étaient enfuis avec tous leurs voisins. Mais, bien que la femme attendît un enfant, elle était de celles qui ne l’avaient pas perdu. Elle avait pris soin d’éviter que les rayons surnaturels ne la touchent et, par la suite, avait repris sa vie au village avec les autres gens. Au moment prévu, elle mit au monde une fillette en excellente santé, dont chacun de ceux qui la voyait s’accordait à dire qu’elle était extrêmement charmante. Ainsi qu’on le disait et qu’on le dit de tous les nouveau-nés.
Vint un matin où la femme se trouvait encore une fois à l’étang pour y couper des roseaux, son enfant en sécurité dans son petit panier, ou du moins le pensait-elle. Il faisait très chaud et la femme travaillait lentement en chantant au rythme des harmonies de la cascade. Son esprit se mit à songer aux miracles qu’avait connus le pays et le rythme de son couteau l’hypnotisait partiellement, elle coupait et coupait les tiges vert-gris... L’enfant, cependant, s’était débrouillé pour rouler hors de son petit nid. Il pénétra alors parmi les roseaux qui, à ses yeux mal ajustés, ressemblaient à une jungle absurde, et se mit à ramper. Sur les piliers des roseaux, les araignées semblables à des dattes vertes le regardèrent de leurs multiples yeux en groseille qu’elles portaient sur la tête comme des casquettes de joyaux. Des scarabées malins et cuirassés décampèrent devant ses petites mains molles avec force bruits, en faisant claquer leurs longues cornes.
La mère marqua une pause pour se reposer et leva les yeux ; elle eut un halètement d’horreur. À quelque cinquante pas, son enfant était en train de tituber comme une ivrognesse au bord de l’eau. Avant de pouvoir s’en empêcher, la femme lâcha un grand cri d’alarme. L’enfant sursauta et perdit l’équilibre. L’eau s’ouvrit comme de la mélasse pour la recevoir. Puis la surface se referma pour ne plus laisser reparaître l’enfant.
La femme du coupeur de roseaux se mit à hurler et se serait immédiatement jetée dans l’étang si un homme ne s’était précipité parmi les roseaux pour plonger au plus profond de l’eau. Sans un mot, dans cette télépathie de passion humaine qui se produit parfois, la femme sut que cet étranger avait dû voir sa fillette au moment où elle tombait et s’était rué à son secours. Elle fit donc le tour de l’étang en suivant la rive, sanglotant des prières de terreur et de frustration, tout en voyant la vase noire qui remontait à la surface du fait de l’activité du plongeur.
Il s’était alors écoulé suffisamment de temps pour que tout autre que la mère fût convaincue que l’enfant était morte. Mais elle, naturellement, ne voulait croire cela. Finalement, la sinistre preuve apparut. L’homme sortit une nouvelle fois de l’eau, portant cette fois-ci quelque chose dans les bras. C’était un ballot tout couvert de vase. On eût dit qu’il venait de remonter un paquet de boue qu’il offrit, présent incongru, à la pauvre mère ; mais l’expression défaite peinte sur son visage était tout à fait explicite.
La femme du coupeur de roseaux ne regarda pas le visage de l’homme, mais seulement l’objet noir et bizarre qu’il lui tendait. Elle donna l’impression de ne pas le reconnaître, car elle recula du bord de l’étang devant l’homme et le ballot, se mit de nouveau à hurler et tapa des poings sur le sol.
À cet instant, l’homme, le serviteur du magicien qui vivait près de l’étang, entendit un bêlement de chèvre. Sur l’autre rive venaient d’arriver la petite chèvre blanche qui donnait du lait à sa propre enfant, ainsi que la petite Flamme. L’homme ne voulut point voir se renouveler la tragédie, déposa le macabre fardeau boueux dans les roseaux et remonta sur la rive pour prendre sa progéniture entre ses bras. Soveh, déconcertée par les cris de la femme et trempée par les vêtements de son père, lança un hurlement de désapprobation aussi pénétrant qu’un mince fil en or.
Ce son transperça l’oreille de la mère, malgré ses propres cris. Elle eut l’impression d’entendre sonner dans sa tête une cloche qui lui disait : Écoute, écoute ! C’est bien ce que tu pensais. Ton enfant ne peut mourir.
Un battement de cœur, et la femme fut dans l’étang, nagea frénétiquement jusqu’à l’endroit où se tenait l’homme avec la petite fille dans les bras. Lui, surpris, se contenta de regarder la femme qui, elle aussi, sortit de l’eau et remonta sur la rive. Elle tendit soudain les mains et lui arracha l’enfant des bras.
— Tu lui as rendu la vie... Oh, sois mille fois béni. Tu le seras mille de plus par son père lorsqu’il l’apprendra.
L’homme, qui vivait désormais dans une sereine naïveté, ne trouva pas ses mots devant cette mélopée, mais il finit pas désigner les roseaux où il avait déposé l’enfant noyée et s’écria :
— Hélas, c’est ma propre fille que tu viens de prendre. La tienne gît là-bas.
À ces mots, la femme du coupeur de roseaux sembla prise de folie. Son visage se ratatina sur son armature et le sang lui engorgea les yeux.
— Sale escroc ! hurla-t-elle. Vouloir me donner un tas de boue pour me faire croire que c’est mon enfant morte ! Avec l’intention de garder mon bébé dans je ne sais quel but ! Mon bébé, encore toute mouillée, je le sens bien.
Il devait y avoir une certaine ressemblance superficielle entre les deux petites filles, ou bien elle n’aurait assurément pu s’abuser à ce point. Nul doute, toutes deux étaient blondes et du même âge. Pourtant, il semble bizarre qu’une mère ne pût reconnaître sa propre enfant, qui était éclose dans son corps, qu’elle avait nourrie de ses propres seins, bercée pour l’endormir, et portée avec elle prés de deux ans, d’abord dans ses entrailles, puis sur ses épaules. Mais il y a aussi ceci : c’était son cri instinctif qui avait précipité son bébé dans l’eau. Un acte irréfléchi, meurtrier par inadvertance. Le sentiment de culpabilité, en ce temps-là, était un chien fou qui se mordait la queue. Peut-être cette mère voulait-elle se tromper avant de sentir ses crocs se serrer sur son cœur.
— Vil voleur, s’exclama-t-elle. Quel méfait combinais-tu ? Tuer et manger ma fille, peut-être ? Ou pratiquer des actes encore plus affreux ?
Alors, tandis qu’elle déblatérait ainsi, elle aperçut une cicatrice bleuâtre sur sa cuisse. Ce fut pour elle comme une gorgée d’alcool fort, car le souvenir lui revint brutalement : celui du violeur et de son couteau. Elle le reconnut en un éclair de haine rouge sang et se retourna et s’enfuit en serrant son fardeau contre elle. Elle traduisit ses lamentations en peur de l’homme diabolique qui s’était saisi de l’enfant. Non en peur de l’acte qu’elle venait de commettre elle-même.
L’homme resta interdit en fixant la femme affolée. Pourtant, comme elle fuyait, il voulut la poursuivre, mais la petite chèvre lui barra la route. Il baissa les yeux et se rappela Feu-du-Soleil qui avait joué avec la chèvre. Puis Feu-du-Soleil parut dire dans sa tête : Les événements te montreront ce que tu dois lui octroyer. Il se rappela également qu’il avait deviné que cela devait être son châtiment. Il ne suivit donc pas la femme et se mit à pleurer ; la petite chèvre se frotta contre lui, il la prit entre ses bras et pleura sur ses longs poils blancs, ses larmes semblables à un chant amer suivant la musique de la cascade.
La femme, s’étant elle-même convaincue, convainquit son mari et presque tout le village. Mais lorsqu’ils voulurent retrouver le scélérat pour l’occire, il avait disparu. Seuls furent retrouvés la cabane, quelques-uns des jouets en osier qu’avait fabriqués Feu-du-Soleil et un berceau vide. Les villageois brûlèrent tout cela sans scrupules. Et, à la lumière du feu, dans les roseaux au bord de l’eau, araignées et scarabées festoyèrent.
Il est probable que, pendant un mois ou deux, certains firent cette remarque à la femme :
— Que ta fille paraît différente. Ce doit être l’accident qui a laissé sa marque sur elle. Mais elle n’en est que plus jolie.
La femme souriait alors. (Bien que, dans les dernières heures de la nuit, elle souffrît souvent d’un cauchemar et vît un minuscule paquet d’os à travers lesquels poussaient des roseaux verts.)
L’enfant ne s’appelait plus Soveh, c’est-à-dire Flamme. Elle prit le nom de l’autre fillette. Ce nom n’est pas resté dans la mémoire, mais elle était fort belle et devint plus jolie encore. Feu-du-Soleil ayant donné la Flamme-de-Lune. Elle qui aurait pu naître monstrueuse, titubante, hideuse et dépourvue de raison, transmuée par la lumière de la comète.
Mais son côté remarquable commença à faire d’elle une personne à part. Bien qu’elle fût modeste et douce, sa retenue même, sa douceur, alliées à son extraordinaire préciosité, la placèrent à l’intérieur d’une coque de cristal.
On la voyait, on lui parlait, elle répondait et on l’entendait. Pourtant, qui peut traverser de la main une coque de cristal ? Et qui peut aimer à travers celle-ci ?